Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

fictions courtes

  • La résurrection des faux-semblants.

                                                                   (extrait de mon roman "La Nébuleuse du Crabe")

       Juan n'en revenait toujours pas. En ayant pu vérifier de visu que Soledad était toujours vivante, il avait ressenti  du soulagement mais aussi et surtout de la colère. Lorsqu'elle avait soudain disparu des radars en décembre de l'année précédente il l'avait cherchée partout dans Madrid en évitant néanmoins de prendre contact avec sa famille et avec ses collègues de travail (une règle qu'il s'était fixé et à laquelle il s'était tenu contre vents et marées, même dans les pires moments de doute). « Sólo caminamos y hablamos y tenemos un poco de miedo y oscuridad a esta tierra. »  Soledad avait brutalement déménagé sans laisser d'adresse, changé de numéro de téléphone et veillé à ne plus laisser de traces d’elle nulle part.  En prenant en compte sa santé fragile et le contrecoup de leur séparation, l'hypothèse de sa mort  était plausible et pour Juan il ne pouvait pas y en avoir d’autres. Plusieurs fois il était revenu errer dans les quartiers de Madrid où se trouvaient les lieux de leur bonheur partagé : le café où ils passaient des heures à parler, les rues où ils marchaient main dans la main, le petit parc près de chez elle où il savait qu'elle avait ses habitudes. « Pero me vi obligado a esperar porque recoger pruebas en una escena del crimen es una labor que requiere paciencia. » Les mois passèrent sans qu'aucun signe de vie ne contredise son intuition première. Puis ce lundi-là il s'était dit qu'il fallait changer les règles, qu'il n'avait rien à perdre à chercher une preuve que Soledad était toujours de ce monde. Soit  son hypothèse était la bonne et les souffrances liées au doute seraient remplacées par le travail du deuil, soit il obtiendrait la confirmation de son erreur et la certitude qu'elle était toujours en vie éclairerait ses jours et le sortirait peut-être de la dépression profonde dans laquelle il s'était enfermé. Juan se rendit donc à l'adresse de son bureau ce lundi-là vers midi certain de l'apercevoir lorsqu'elle sortirait pour aller déjeuner. Il était même arrivé sur place un quart d'heure en avance au cas où elle aurait changé ses habitudes. L'endroit étant très fréquenté à  cause de la proximité d'un lycée et du trafic d'une station de tram, il devait rester concentré s'il ne voulait pas la rater. Peut-être avait-elle changé de style vestimentaire ou coupé ses cheveux plus court ? Plusieurs personnes sortirent de l'immeuble vers midi et une silhouette familière fit battre son cœur plus vite. Pourtant ce n'était pas elle mais à cette distance il y avait une vague ressemblance. Douze heure quinze, toujours rien. Il changeait sans cesse de place pour trouver l'angle idéal pour voir sans être vu. Un sentiment d'échec, une tristesse infinie le gagnait au fil des minutes qui passaient. Le va et vient incessant des trams, l'extrême vigilance à laquelle il devait s’astreindre depuis trois quarts d'heure finirent par lui donner le tournis. Il se sentit vaciller et dut s'appuyer contre un panneau publicitaire pour ne pas tomber. Lorsqu'il se sentit mieux, en regardant les passants sur sa droite, il la vit. Elle le fixait sans doute depuis plusieurs secondes déjà mais ne semblait pas décidée à l'aborder. Il tourna la tête dans la direction opposée pour se donner le temps de reprendre ses esprits. Devait-il aller vers elle, la saluer et faire comme s'il se trouvait là  par hasard ? Non, impossible car son but en venant ici aujourd’hui était d’obtenir une preuve de vie et non pas de lui parler. En aurait-elle seulement envie puisqu'elle avait coupé tous les ponts qui les reliaient encore ? Et si elle acceptait de se poser quelque part avec lui, il est probable que ce serait pour exiger de lui qu’il évite à l’avenir de se manifester ainsi. Son hésitation ne dura pas plus de deux ou trois secondes. Alors, il commença à s’éloigner en marchant droit devant lui et en résistant à la tentation de se retourner. « Tambien me cuesta dormir, me cuesta caminar, me cuesta respirar, me cuesta todo ultimamente. »  Depuis ce jour, rien, silence radio. Soledad n’avait donné aucune suite à cette tentative maladroite de reprise de contact mais la connaissant Juan n’en fut pas surpris.  D’ailleurs, de son côté, il n’aurait eu aucun fait nouveau à lui soumettre qui aurait changé la donne et  donc pu susciter un possible retour en grâce. Les semaines passèrent, rythmées par les prises de sang, les scanners et les chimiothérapies. L'instant présent, totalement occupé par sa maladie, ne laissait que très peu de place à la vie qu'il avait vécue avant la découverte du mal qui le rongeait. Pourtant ce jeudi-là ses pas le menèrent au Centro comercial Principe Pio construit dans les murs de l'ancienne gare. Il y avait là un café où ils se retrouvaient parfois. Lorsqu'il poussa la porte, la pendule qui trônait au-dessus du bar affichait dix heures trente. Son coeur se mit à battre la chamade quand il vit que Soledad était là, assise dans un angle, collée à la vitrine, un café posé devant elle. Cette fois-ci il n'allait pas fuir. En prenant place face à elle, son regard se brouilla un instant et lorsqu'il retrouva toute sa lucidité ce fut pour constater que la place était vide.   Une douleur au ventre : oui, il allait  devoir admettre que Soledad avait tourné la page et qu'elle ne reviendrait pas en arrière. Sa vie était ailleurs et elle avait fait le deuil de leur relation. Il n'allait pas se comporter comme ces amants déchus prêts à toutes les humiliations pour entretenir l'illusion d'une passion défunte. Juan se leva et quitta les lieux sans se retourner.

  • Des espèces en voie de disparition.

    Mon goût  pour la retraite et l’étude m’a conféré une réputation d’ermite savant auprès des habitants du pays. Si par mégarde l’un d’eux me croise sur un chemin désert, il prend  grand soin d’accélérer le pas  afin de ne pas avoir à me saluer. La maison où je demeure est plantée sur un coteau qui domine la vallée à deux kilomètres à vol d’oiseau du plus proche hameau. Lorsque la neige tombe en abondance, il peut se passer plusieurs jours sans qu’un promeneur s’aventure dans ces parages. Ce matin-là, alors que je cultivais avec application mon demi-sommeil, - qui chez moi serait plutôt un demi-réveil, attentif que je suis aux bruits ambiants, aux lumières et aux odeurs qui se glissent furtivement dans ma chambre  à cette heure privilégiée et qui viennent dégourdir mes cinq sens -, je perçus, de plus en plus nette, l’approche d’une véritable armée avec ses fantassins, ses cavaliers et ses chariots transportant vivres et munitions. Mon premier réflexe, hérité des temps de guerre, fut de bondir hors du lit et de me précipiter vers la fenêtre, pressentant le pire. J’écartai un volet, juste assez pour apercevoir les habitants du village d’en-bas venus en masse et tous vêtus de leurs habits du dimanche. Le cœur battant la chamade et le souffle court, je poursuivis mon observation, toujours sans me montrer, afin de découvrir les intentions de cet attroupement  pour le moins insolite dans un tel lieu.  Peu à peu, la panique abandonna mon esprit car,  ce que j’avais  interprété comme les préparatifs d’un lynchage, se transformait en ceux d’une  fête votive avec ses lampions disposés entre les arbres, son mât de cocagne (que j’avais  tout d’abord pris pour une potence), ses stands de crêpes et sa buvette. Encore plus étrange, tous ces préparatifs s’effectuèrent dans le plus complet silence. Une heure plus tard,  jugeant certainement que tout était prêt, la fanfare municipale se mit en ordre de marche et prit  la direction de la maison  puis,  sur un signe du maire ceint de son écharpe tricolore,  attaqua une Marseillaise improbable. Avant que l’édile eût frappé, je pris l’initiative de paraître dans l’encadrement de la porte et de faire face à l’imposante cohorte. A ma vue, la troupe stoppa net son avance et un demi-cercle curieux  se forma autour de moi. J’eus le plus grand mal à dissimuler mon trouble lorsque le maire entama  la lecture d’un discours  surréaliste dont je ne comprenais pas  le moindre mot. Par quelle plaisanterie s’adressait-on à moi dans une langue étrangère ? A tendre l’oreille, je discernais bien dans ce verbiage quelques lointains vestiges de vieux Français, mais le sens général  du propos m’échappait complètement. Quand j’eus la certitude que l’envoi était terminé, je serrai énergiquement la  main de l’élu  pour le remercier  tout en adressant un salut timide à la foule.  Comme tous semblaient attendre que je répondisse à ces chaudes embardées, j’improvisais une réponse où je les félicitais pour la farce très réussie qu’il venait de me faire. A  leurs yeux écarquillés,  je suspectais très vite qu’il y avait de l’ambiguïté dans l’air: comme moi tout à l’heure, ils semblaient ne pas comprendre le sens de mes propos alors que  je m’exprimais dans ce qui était,  autant que je puisse le subodorer, leur langue maternelle. Après cette journée déconcertante, le conseil municipal vota  des mesures conservatoires destinées à mettre à l’abri le dernier des Mohicans. Dès le lendemain, la force publique fut mandatée pour me ramener au village où l’on  m’enferma au milieu des livres de la Bibliothèque devenue un musée (et, je le crains, un zoo).  J’eus la confirmation, après de longues recherches et  de multiples recoupements, que  j’étais le dernier homme vivant à parler et à écrire le Français de Voltaire et de Proust.