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ANGE HEURTEBISE - Page 2

  • J'ai oublié jusqu'à mon nom.

      Je ne parviens plus à toucher terre, emporté que je suis dans un tourbillon de tâches sans grande importance. J'ai du mal à croire en quelque chose. La foi est le privilège des oisifs. Il faut du temps devant soi, derrière soi, autour de soi, pour se poser toutes les questions qui finiront par mener à la seule réponse acceptable : oui, je crois car je n'ai aucun intérêt à nier les évidences, même les moins évidentes. Et quand il est question de croire, la divinité n'a guère d'importance : Dieu, la Science, l'Argent, le Sexe, la Politique. Allah est grand et Zeus presque oublié entre les lignes d'une légende urbaine. Pour ce qui me concerne le débat est clos depuis longtemps : l'éternité sera mon voyage et la mort un simple passage d'une vie à une autre. Cette illumination m'a saisi dès l'enfance et je ne l'ai jamais remise en cause même en la juxtaposant à la médiocrité de mon parcours. En effet, réussir socialement, sortir du rang, devenir un leader charismatique ne signifie rien. Un simple effet de mode, un quart d'heure de gloire éphémère sans grande signification quand on dispose de l'éternité devant soi.  Ces gloires de pacotille ne font frémir que les âmes molles  dont les contours fondront aux premières chaleurs de l'été en révélant en pleine lumière le vide qui les habite. Je suis toujours un peu sur la défensive quand j'affirme mes certitudes. Sans preuve irréfutable il n'est pas de procès qui se gagne sans risque d'appel ou de cassation. J'admire ceux qui savent raconter les mille et un détails de leur vie quotidienne, transformant d'un coup de baguette magique les cailloux du chemin en pierres précieuses. A moi, tous ces trésors me tombent des mains.  Je ne suis jamais parvenu à les retenir et ils se perdent dans un nuage de poussière. Je me demande si la grandeur d'une vie ne se niche pas là, dans ces moments de grâce saisis au vol par un observateur attentif qui ne perd rien de ce qui se déroule autour de lui, gravant dans le marbre chaque événement d'une vie gâchée. Le microscope permet de scruter les limites de l'univers, de découvrir de nouvelles galaxies intérieures avec leurs étoiles, leurs planètes et leurs trous noirs. Des astres qui naissent et qui meurent dans un grain de sable. J'ai toujours envisagé avec enthousiasme ce scénario et que la connaissance viendra de notre observation de l'infiniment petit.

  • La résurrection des faux-semblants.

                                                                   (extrait de mon roman "La Nébuleuse du Crabe")

       Juan n'en revenait toujours pas. En ayant pu vérifier de visu que Soledad était toujours vivante, il avait ressenti  du soulagement mais aussi et surtout de la colère. Lorsqu'elle avait soudain disparu des radars en décembre de l'année précédente il l'avait cherchée partout dans Madrid en évitant néanmoins de prendre contact avec sa famille et avec ses collègues de travail (une règle qu'il s'était fixé et à laquelle il s'était tenu contre vents et marées, même dans les pires moments de doute). « Sólo caminamos y hablamos y tenemos un poco de miedo y oscuridad a esta tierra. »  Soledad avait brutalement déménagé sans laisser d'adresse, changé de numéro de téléphone et veillé à ne plus laisser de traces d’elle nulle part.  En prenant en compte sa santé fragile et le contrecoup de leur séparation, l'hypothèse de sa mort  était plausible et pour Juan il ne pouvait pas y en avoir d’autres. Plusieurs fois il était revenu errer dans les quartiers de Madrid où se trouvaient les lieux de leur bonheur partagé : le café où ils passaient des heures à parler, les rues où ils marchaient main dans la main, le petit parc près de chez elle où il savait qu'elle avait ses habitudes. « Pero me vi obligado a esperar porque recoger pruebas en una escena del crimen es una labor que requiere paciencia. » Les mois passèrent sans qu'aucun signe de vie ne contredise son intuition première. Puis ce lundi-là il s'était dit qu'il fallait changer les règles, qu'il n'avait rien à perdre à chercher une preuve que Soledad était toujours de ce monde. Soit  son hypothèse était la bonne et les souffrances liées au doute seraient remplacées par le travail du deuil, soit il obtiendrait la confirmation de son erreur et la certitude qu'elle était toujours en vie éclairerait ses jours et le sortirait peut-être de la dépression profonde dans laquelle il s'était enfermé. Juan se rendit donc à l'adresse de son bureau ce lundi-là vers midi certain de l'apercevoir lorsqu'elle sortirait pour aller déjeuner. Il était même arrivé sur place un quart d'heure en avance au cas où elle aurait changé ses habitudes. L'endroit étant très fréquenté à  cause de la proximité d'un lycée et du trafic d'une station de tram, il devait rester concentré s'il ne voulait pas la rater. Peut-être avait-elle changé de style vestimentaire ou coupé ses cheveux plus court ? Plusieurs personnes sortirent de l'immeuble vers midi et une silhouette familière fit battre son cœur plus vite. Pourtant ce n'était pas elle mais à cette distance il y avait une vague ressemblance. Douze heure quinze, toujours rien. Il changeait sans cesse de place pour trouver l'angle idéal pour voir sans être vu. Un sentiment d'échec, une tristesse infinie le gagnait au fil des minutes qui passaient. Le va et vient incessant des trams, l'extrême vigilance à laquelle il devait s’astreindre depuis trois quarts d'heure finirent par lui donner le tournis. Il se sentit vaciller et dut s'appuyer contre un panneau publicitaire pour ne pas tomber. Lorsqu'il se sentit mieux, en regardant les passants sur sa droite, il la vit. Elle le fixait sans doute depuis plusieurs secondes déjà mais ne semblait pas décidée à l'aborder. Il tourna la tête dans la direction opposée pour se donner le temps de reprendre ses esprits. Devait-il aller vers elle, la saluer et faire comme s'il se trouvait là  par hasard ? Non, impossible car son but en venant ici aujourd’hui était d’obtenir une preuve de vie et non pas de lui parler. En aurait-elle seulement envie puisqu'elle avait coupé tous les ponts qui les reliaient encore ? Et si elle acceptait de se poser quelque part avec lui, il est probable que ce serait pour exiger de lui qu’il évite à l’avenir de se manifester ainsi. Son hésitation ne dura pas plus de deux ou trois secondes. Alors, il commença à s’éloigner en marchant droit devant lui et en résistant à la tentation de se retourner. « Tambien me cuesta dormir, me cuesta caminar, me cuesta respirar, me cuesta todo ultimamente. »  Depuis ce jour, rien, silence radio. Soledad n’avait donné aucune suite à cette tentative maladroite de reprise de contact mais la connaissant Juan n’en fut pas surpris.  D’ailleurs, de son côté, il n’aurait eu aucun fait nouveau à lui soumettre qui aurait changé la donne et  donc pu susciter un possible retour en grâce. Les semaines passèrent, rythmées par les prises de sang, les scanners et les chimiothérapies. L'instant présent, totalement occupé par sa maladie, ne laissait que très peu de place à la vie qu'il avait vécue avant la découverte du mal qui le rongeait. Pourtant ce jeudi-là ses pas le menèrent au Centro comercial Principe Pio construit dans les murs de l'ancienne gare. Il y avait là un café où ils se retrouvaient parfois. Lorsqu'il poussa la porte, la pendule qui trônait au-dessus du bar affichait dix heures trente. Son coeur se mit à battre la chamade quand il vit que Soledad était là, assise dans un angle, collée à la vitrine, un café posé devant elle. Cette fois-ci il n'allait pas fuir. En prenant place face à elle, son regard se brouilla un instant et lorsqu'il retrouva toute sa lucidité ce fut pour constater que la place était vide.   Une douleur au ventre : oui, il allait  devoir admettre que Soledad avait tourné la page et qu'elle ne reviendrait pas en arrière. Sa vie était ailleurs et elle avait fait le deuil de leur relation. Il n'allait pas se comporter comme ces amants déchus prêts à toutes les humiliations pour entretenir l'illusion d'une passion défunte. Juan se leva et quitta les lieux sans se retourner.

  • Un désir satisfait est une petite mort.

       Il est terrifiant de se dire dans un éclair de lucidité que le projet qui m'a si longtemps conféré une identité, un statut, est en train de s'effondrer tel un château de cartes. Je vais devoir me faire à cette idée : jamais je ne serai un écrivain connu, reconnu, labellisé. Dois-je m'en plaindre ? Avais-je vraiment envie d'accéder à une gloire de monument aux morts ?  Né sous X qu'ai-je à faire de revêtir un habit d'immortel de pacotille ! Et pourquoi pas un uniforme de polytechnicien pour mourir sous X ?  Même à cela je ne puis prétendre. Alors j'usurpe, j'imposte, je travestis. Il m'est de plus en plus difficile de pousser la porte d'une librairie. L'étagère qui y accueille les nouveautés est un rappel cruel de mon manque de prolificité. J'ai fini par me convaincre qu'il est vain d'écrire à une époque où plus personne ne lit. L'obsession de la publication ne serait-elle  qu'une pathologie monomaniaque ? Mes rêves de gloire ont deux siècles de retard. Si Pablo Neruda ou Victor Hugo étaient encore parmi nous, ils seraient ignorés de tous. Alors quel sens donner aux vingt ou trente années qu'il me reste à vivre ? 

  • Des hommes et des femmes d'exception.

     L'homme croit que sa soif de justice est la preuve de son caractère divin. S'il produit des martyrs et s'il fabrique des héros, c'est un leurre, un attrape-nigaud car personne ne ressemble à ces modèles, nul ne peut les imiter parce qu'ils sont inimitables, ces hommes et ces femmes d'exception ont tous une caractéristique commune : leur inhumanité. Ainsi, la preuve qu'ils étaient censés apporter d'une domination de l'esprit sur le corps est un faux grossier. La soif de justice de ces âmes bien trempées, l'idéal de vie prôné par ces ascètes, la noblesse de ces coeurs purs, tout cela n'est que foutaise et arguties. Il s'agit de guider la meute vers des sommets inaccessibles, d'accroître la performance, d'organiser la sélection naturelle en incitant les meilleurs éléments à viser l'excellence: le sacrifice sans se poser de questions.

     

  • De ceux qui prient sans se faire prier.

        Beaucoup d'hommes et de femmes qui ne croient pas en Dieu ont un jour prié. D'autres  exigeront une preuve de l'existence d'un être supérieur avant de lui adresser une prière. Par quoi commencer ?  Par la profession de foi ou par l'expérience de laboratoire ?   La foi n’est pas un tremblement de terre mais un infime frémissement de la forêt intérieure caressée par une brise divine : « Esa noche sinti un cierto vértigo y volviό a delirar ». Quoi qu'il en soit, certaines personnes n'éprouveront jamais le besoin de prier parce qu'elles vivent en-deçà de toute spiritualité. Leur existence est factuelle, étroitement liée à la conquête d'avantages matériels. Le phénomène de la prière peut se passer de Dieu, c'est une affaire humaine. Rien à voir, ou si peu, avec les génuflexions et les paters appris par cœur et récités mécaniquement, sans véritable implication de ceux qui intercèdent. Ce qui prime avant tout, c'est le fait que « dans la prière nous nous élevons au-dessus de nous-mêmes ainsi que de tout ce qui nous entoure et portons nos regards dans le lointain, vers un horizon infini [1] ».  Celui qui prie puise en lui-même pour trouver la source qui apaisera sa soif de grandeur. Il y a un mystère en chacun de nous et nous en possédons la clé : sommes-nous sur cette terre par hasard, sans avant et sans après ?  Cette question nous brûle. Prier, c'est croire en l'avenir, c'est admettre que les choses peuvent changer. La prière surgit souvent dans les pires moments, en présence de la mort. Il y a des circonstances où l'espoir ne suffit plus, alors nous prions pour connaître des jours meilleurs. A cet instant, le passé n'est rien, seul compte l'avenir. En priant, nous allons aussi loin qu'il est possible d'aller, nous allons jusqu'au bout, jusqu'à la vérité ultime de ce que nous sommes vraiment. Les soucis,  quels qu'ils soient,  finissent toujours par se noyer dans un double-whisky.

     



    [1]  Eugène Minkowski, le temps vécu.